Les blessures fantômes
Sortir du silence
PSYCHOTHÉRAPIE
HPF
Le rapport du 17 novembre 2023 de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants révèle que 3,9 millions de femmes (14,5%) et 1,5 million d’hommes (6,4%) ont été victimes de violences sexuelles avant l’âge de 18 ans. Ce qui signifie que chaque année au moins 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. Dans plus de 60% des cas, l'agresseur fait partie de la famille ou de son entourage proche.
Tout est là sous nos yeux mais nous hésitons à faire éclater cette vérité qui ferait exploser l'équilibre familial. Tant qu'on ne reconnaît pas cette souffrance particulière recouverte d'une chape de honte et de culpabilité, voire d'oubli total, le secret perdure et la guérison est impossible. Les victimes attendent parfois ce moment de dévoilement toute leur vie, bien qu'ayant consulté médecins, psychiatres ou même experts ; car dès lors que les praticiens ne sont pas prêts à faire face à cette violence impensable, ils ne posent pas les bonnes questions.
Il est un épisode de la légende du Graal raconté par Chrétien de Troyes qui illustre bien le poids de ce silence.
Le Roi Pêcheur alité offre l'hospitalité à Perceval dans son mystérieux château. Tandis qu'ils conversent, un jeune homme passe devant eux tenant une lance "et toute l'assistance voit la lance blanche et le métal blanc, et une goutte de sang qui, venue de la pointe du fer de lance, coule toute vermeille, jusqu'à la main du jeune homme". Perceval se tait devant ce prodige. Puis vient une demoiselle portant un Graal d'or pur et fin sertis de pierres précieuses. Perceval n'ose rien demander. Tout au long du banquet qui se tient là, Perceval peut voir passer et repasser sous ses yeux le Graal sans jamais questionner son hôte. Il se réveille le lendemain dans un château déserté de tous ses occupants de la veille. La jeune fille qu'il rencontre peu après sur son chemin lui révèle que le Roi Pêcheur est paralysé (mehaignié) depuis une blessure de javelot reçu à la hanche lors d'un combat déloyal. Si Perceval l'avait questionné, le Roi Pêcheur aurait guéri et rétabli la paix sur ses terres. Ce n'est qu'après des années d'un parcours initiatique jalonné de rencontres marquantes avec plusieurs figures féminines puis un ermite que Perceval comprend son identité, la valeur spirituelle du Graal et sa responsabilité dans ce rendez-vous manqué avec son destin.
"Quel malheur pour nous que ton silence ! Si tu eusses posé la question, le riche roi dont la vie est si triste serait déjà guéri de sa plaie et tiendrait en paix sa terre, dont jamais plus il ne tiendra même un lambeau. Et sais-tu ce qu’il en adviendra? Les dames en perdront leur mari, les terres seront dévastées, les pucelles sans appui resteront orphelines et maint chevalier mourra. Tous ces maux, ce sera ton œuvre."
"Ton malheur est venu surtout d’un péché que tu ignores encore : c’est le chagrin que tu causas à ta mère, quand tu la quittas. Elle tomba pâmée à terre et elle mourut. Pour le péché que tu en eus, il advint que tu ne t’enquis ni de la lance ni du Graal. Et de là bien des maux ont fondu sur toi. Le péché te trancha la langue, et ton sens t’abandonna quand tu négligeas d’apprendre qui l’on servait du Graal."
Quelle est cette fameuse question que le naïf Perceval omet de poser ? "Qui t'a blessé ?" dont la réponse risquerait d'entraîner le chevalier dans une démarche de vengeance. Ou plutôt "Oncle, quel est ton tourment ?" qui ouvrirait la voie d'une prise de conscience compassionnelle de la souffrance de son oncle maternel et, partant, de l'origine du mal. Le Roi Pêcheur est un double paternel, coincé entre deux mondes : le monde des vivants plongé dans le chaos d'une violence sans fin, et le plan spirituel d'autre part auquel son âme aspire, prisonnière d'un corps impotent et stérile. Le Roi mehaignié attend d'être délivré du sort qui le paralyse non pas par un bras vengeur mais par un coeur pur et une parole juste.
La polysémie des symboles enrichit le conte de plusieurs niveaux de lecture. La Lance qui saigne et le calice font bien entendu référence à la passion du Christ. Mais l'idéal qui anime alors Perceval : obéir aux lois de la chevalerie et combattre, le détourne de la spiritualité.
Le Graal brandi qui passe et repasse sous les yeux de Perceval, pourrait aussi s'interpréter comme une invitation à prendre conscience du caractère sacré et divin de la vie portée par les femmes et une injonction à rétablir un ordre humain bouleversé par la transgression et la violence des hommes.
Neuf siècles plus tard, on en est toujours là : les hommes s'entretuent dans des vendettas sans fin et des guerres fratricides ; le viol demeure non seulement une arme dans les pays en guerre mais aussi un fléau universel qui mine les fondements de nos sociétés et de nos familles : Quelque chose de pourri au royaume du Danemark.
J'ai toujours trouvé que cet épisode du Conte du Graal constituait une métaphore de la situation des victimes d'abus sexuels : la blessure à la fois visible et invisible qu'elles portent en elles et qui ne finit jamais de saigner les condamne au silence dans lequel elles sont emmurées. Le mutisme des témoins, médusés, aveugles, ignorants ou inconscients les rend finalement complices d'un cycle répétitif de violences transgénérationnelles.
Comme chez le Roi mehaignié, les blessures que causent le viol, l'inceste et l'abus sexuel sont d'un genre particulier. L'agresseur (le félon de la légende) qui a pris possession du corps et de l'âme de la victime, y a laissé son empreinte et son venin. C'est parce qu'elle est envenimée que cette blessure ne peut cicatriser. Impuissantes à se guérir elle-mêmes, les victimes attendent parfois toute leur vie d'être délivrées de cette emprise.
L'éventail des conséquences pathologiques sur la personnalité est très large et non spécifique.
La Lance qui saigne ce sont ces symptômes polymorphes du stress post-traumatique exhibés par le corps et l'âme des victimes comme des stigmates mais que personne ne comprend : hypervigilance, anxiété, crises d'angoisse, repli sur soi, dépression, troubles de l'humeur, troubles du sommeil, addictions, anorexie, auto-mutilations, maladies psychosomatiques, relations toxiques, conduites à risque, auto-sabottage, colère et agressivité etc. Seul le psychothérapeute sachant percevoir l'origine de ces signes peut libérer la parole en ne manquant pas de poser les bonnes questions. "Est-ce que quelqu'un vous a fait du mal ?" "Avez-vous été abusé dans l'enfance ?"
Je pose et repose systématiquement ces mêmes questions à TOUS mes patients. C'est une perche que je leur tends systématiquement.
Puis je les rassure quand ils ont l'impression d'ouvrir la boîte de Pandore en brisant le sceau du secret : "Je vous crois sur parole. Vous n'êtes pas obligé de me raconter dans les détails ce que vous avez subi."
La prise en charge que je leur propose alors leur épargne le récit cru des faits que la justice les sommera de formuler et reformuler douloureusement à maintes reprises. L'EMDR est la meilleure psychothérapie capable de guérir les traumatismes et, étonnamment, elle ne se base pas sur la parole. On le sait, des années de psychanalyse échouent la plupart du temps à conduire le patient vers une guérison complète. L'EMDR y parvient presque toujours en venant à bout de tous les symptômes post-traumatiques et en restaurant le sujet dans sa dignité et l'estime de soi. Cette psychothérapie permet aux victimes de se libérer définitivement de la charge émotionnelle liée aux souvenirs qui les font tant souffrir. Les termes de désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires (traduction d'EMDR) semblent bien plats pour rendre compte de l'extraordinaire processus de métabolisation dont notre conscience est capable. Il s'agit de rétablir les pleins pouvoirs de la fonction d'auto-guérison sur le plan psycho-émotionnel ( la résilience selon Boris Cyrulnik ), de la même façon que sur le plan physique notre peau a le pouvoir de cicatriser et nos os celui de se ressouder. Pour expliquer le fonctionnement de l'EMDR à mes patients, j'utilise la métaphore de l'ordinateur. La violence du trauma a provoqué un bug dans leur cerveau. Par la suite, leurs programmes ne cessent de dysfonctionner depuis que l'agresseur y a introduit des virus. Les années passent et rien ne change, le temps s'est arrêté : l'événement traumatique peut ressurgir à n'importe quel moment du jour et de la nuit, comme une bête tapie dans l'ombre, réveillée par un son, une image, une odeur. Le scénario se répète en boucle dans le présent, faisant de leur vie un enfer.
Chaque séance d'EMDR permettra de restaurer une mémoire vive saine, nettoyer le disque dur de tous les fichiers corrompus, déplacer les vieux dossiers dans la corbeille. Et chasser la bête. J'utilise aussi la métaphore du train fantôme pour encourager mes patients. Car il en faut du courage pour plonger dans les ténèbres, regarder les monstres en face avant de sortir du tunnel à toute vitesse vers la lumière.
Nous voilà bien loin de Chrétien de Troyes, et pourtant si la quête du Graal symbolise la recherche de l'unité, de la vérité et de la souveraineté du sujet libéré du mal, elle est plus que jamais d'actualité dans notre monde, et au cœur de la démarche psychothérapeutique.
Bibliographie
CIVIISE, Rapport public du 17 novembre 2023 "Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit"
CHRETIEN DE TROYES, Le Conte du Graal ou Le roman de Perceval, Le Livre de Poche, 2003
GUYENOT Laurent, La Lance qui saigne, Métatextes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, Honoré Champion, 2014
PATRICIA KLEIBER, Destin masculin: Quête inachevée - "Perceval le Gallois" ou "Le conte du Graal"